Discussion entre Martin Pohl, physicien et Christian Gonzenbach, artiste.
« Deux choses menacent le monde, le désordre et l’ordre. » Paul Valéry
CG Nous intéressons ici à une notion de physique : l’entropie. Pourtant ce principe est appliqué dans différents domaines. Il me semble essentiel de bien comprendre sa signification avant de pouvoir l’interpréter. Laisse-moi essayer de la résumer et tu me diras où je m’égare.
Le mot « entropie » a été inventé pour définir l’état d’un système interdépendant de l’énergie mais qui s’en différencie. On dit que l’entropie est la mesure du désordre, il faut donc différencier l’ordre du désordre.
Notre monde est constitué d’atomes liés entre eux plus ou moins fortement ce qui crée des solides, des liquides et des gaz, selon leur température donc leur énergie. Cette énergie est facilement transmissible, par exemple par diffusion, l’entropie donne le sens de ce déplacement, du plus concentré au moins concentré, c’est exact ?
MP L’entropie est une propriété du système qui quantifie son degré de désordre. La direction de son évolution spontanée va toujours en augmentant son entropie. C’est pour cela que je dis souvent que l’énergie est le moteur du système, l’entropie est son pilote. Si l’on veut diminuer l’entropie d’un système, il faut agir là-dessus.
L’entropie de l’univers augmente parce que l’univers se dilate, son énergie est constante, mais se dilue car l’espace augmente. Un système isolé évolue toujours dans la même direction, son entropie ne peut donc qu’augmenter.
CG La Terre n’est pas un système isolé, elle reçoit en permanence le rayonnement du soleil qui fournit l’énergie nécessaire au développement de la vie. La physique nous apprend que tout système isolé tend spontanément vers le désordre.
Peut-on observer le principe d’entropie dans des systèmes non-clos ?
MP En réalité aucun système n’est complètement clos. C’est une abstraction, une manière de penser. Au CERN, dans les expériences que nous créons, il y a toujours des interférences, elles sont inhérentes au mode d’observation. Pour voir il faut de la lumière, et cette lumière interagit avec les éléments observés. Mais cela n’empêche pas d’observer de la croissance de l’entropie dans de nombreux systèmes.
CG J’essaie de faire des parallèles entre plusieurs systèmes qui sont imbriqués les uns dans les autres selon la théorie des ensemble : le monde physique, le monde particulier de la biologie et le monde encore plus restreint de la pensée humaine. Pour mesurer l’entropie d’un système, il faut d’abord réussir à séparer l’ordre du désordre. Si l’on mélange les pages d’un livre ou les notes d’une mélodie, les possibilités de narrations ou de suites harmoniques sont limitées alors que le bruit ne l’est pas.
MP Effectivement dès que suffisamment d’éléments sont présents la probabilité du désordre est plus grande que celle l’ordre. Et l’entropie est une propriété purement statistique. C’est pourquoi ce concept se retrouve dans autant de systèmes très disparates.
CG Dans quel système n’observe-t-on pas la croissance de l’entropie ?
MP Dès qu’il y a une volonté de rangement. Dès qu’un démon est présent et détermine si une variation d’état est positive ou négative. Je pense au fameux démon de Maxwell qui peut faire diminuer l’entropie d’un système en séparant les particules les plus rapides et les plus lentes.
CG On se trouverait face à un système dont l’entropie diminue spontanément, ce qui contredit la seconde loi de la thermodynamique. Or ce paradoxe a été résolu car ce tri nécessite un apport d’énergie, donc le bilan global est négatif.
Pourtant la biologie avec le principe de la vie me semble en opposition avec les lois de la physique.
MP La biologie ne contredit pas les lois de la physique, mais seulement les lois de l’évolution thermodynamique spontanée. En effet la vie lutte en permanence contre la croissance de l’entropie, et cela se passe déjà dans une simple cellule. Il faut un principe de décision, le fameux démon, qui permette de s’opposer à la dégradation permanente de l’ordre due à l’entropie.
CG Il y a donc une forme de volonté intrinsèque à la vie.
MP Enfin je ne pense pas qu’on puisse dire qu’une cellule ait une volonté, mais il est vrai que ce principe n’apparaît que dans des organismes d’une certaine taille et complexité, pas dans un virus, ni dans de l’ADN pure qui se réplique sans pouvoir trier son propre contenu.
CG C’est ce qui rend l’évolution possible. Si le « désordre » était éliminé lors de la reproduction de l’ADN, une espèce se trouverait figée avec le même patrimoine génétique.
Le monde biologique s’organise, crée de l’ordre, un ordre qui ensuite se reproduit. En se complexifiant, les principes restent pareils, des systèmes se régulent et sont capable de différencier l’ordre du désordre.
MP Ce rôle est joué par le système immunitaire qui sélectionne les cellules à conserver et celle qu’il faut éliminer. Ce système a aussi ses limites, le cas du cancer par exemple.
CG On associe souvent l’entropie à la fabrication de déchets. Dans un écosystème donné, on est face à une multitude d’espèces aux besoins différents, les déchets des uns deviennent nourriture pour les autres. Il y a donc une forme d’autorégulation qui s’opère.
MP Je ne partage pas cette vision. Rien ne prouve qu’un écosystème isolé reste stable. Par contre au niveau atomique, rien n’est jamais perdu, tout élément non radioactif reste conservé.
CG Actuellement dans notre société humaine, nous assistons à un déséquilibre entre la production de déchets et leur traitement ou leur valorisation. Il y a une augmentation du désordre, mais je ne crois pas qu’elle soit due à l’entropie.
MP Cette situation est aussi régit par un démon, et dans ce cas il se nomme argent. Ce sont principalement des critères économiques qui déterminent la valeur des déchets, ce qui doit être recyclé ou non.
CG Dans ce cas, l’argent sépare l’ordre du désordre, intéressant…
Un dernier point très actuel m’intéresse, c’est la production et la diffusion de l’information humaine. La génération de cette énorme masse de données qui circule actuellement, notamment sur internet, doit forcément provoquer une augmentation de l’entropie. C’est statistique. Il faut donc un effort intellectuel constant pour lutter contre cette croissance du désordre, pour contrer la dilution de la pensée humaine.
MP Effectivement nous retrouvons la présence d’une volonté. C’est tout le mouvement la vie qui lutte contre l’entropie. Sans cette volonté, tout se désintègre.
FIN
CG Y-aurait-il une dégradation généralisée de la pensée ? Je crains la simplification, l’uniformisation, donc la dilution. Si l’on oppose la concentration de la pensée à sa dispersion, que serait une pensée diluée ? Une citation sortie de son contexte, se dilue ?
MP Ou se concentre ! On peut concentrer une pensée sur l’essence du sujet contrairement à la plupart des auteurs qui dilue les informations dans leurs textes. On peut aussi réfléchir selon l’approche artistique de Warhol : Est-ce que l’art reproduit à l’infini se dilue ?
CG C’est une question soulevée par Walter Benjamin sur la valeur de l’art qui diminue à chaque reproduction. Il y a une dilution de l’original dans les copies. Ce qui n’est pas le cas avec un texte.
MP Et le spectateur ou lecteur peut aussi ajouter des pensées, des idées à l’œuvre. Le bilan global reste à faire !
La forme la plus condensée de la pensée est la formule mathématique. Et la réplication de cette formule ne lui fait en rien perdre de son information.
2012