Je dois d’abord vous faire un aveu personnel. Je suis un scientifique à noyau dur, c’est-à- dire rigoureusement réductionniste, attaché sans compromis à la méthodologie bien rodée des sciences expérimentales, à la description mathématique de la Nature, à l’objectivité de cette Nature. Et je perçois la physique comme la mère des sciences, qui doit s’intéresser à tout phénomène, des distances subatomiques jusqu’au fond de l’Univers, du Big Bang jusqu’à la fin des temps. La physique a pour but de tout comprendre. Mais je dois aussi avouer que je ne sais pas définir d’une manière convaincante ce que cela veut dire : comprendre la Nature1.
C’est pour cela que j’apprécie d’autres manières d’appréhender le monde, différentes des miennes. Je ne suis évidemment pas le seul scientifique qui se lance dans cette aventure. D’éminents physiciens comme Paul Dirac2 et plus récemment Frank Wilczek3 ont argumenté que des théories de la Nature peuvent exhiber des propriétés esthétiques. Également que des critères esthétiques pourraient être utilisés pour juger la validité de nos équations. Je ne suis pas cette dernière exigence, qui me semble aller trop loin. Le succès de l’approche scientifique – observer la nature par des expériences, décrire ce que l’on voit avec la mathématique et condenser les résultats sous forme d’une théorie réfutable4 – n’admet pas un autre juge que la Nature elle-même. Mais il est vrai également que les lois de symétrie découvertes derrière des phénomènes aussi disparates que les forces, la matière et l’espace-temps peuvent nous pousser à reconsidérer cette position rigide, à nous ouvrir à d’autres moyens d’appréhender l’Univers, en expérimentant, comme seul un artiste est autorisé à le faire5.
Il y des œuvres d’art qui m’aident dans le processus d’ouverture de l’esprit. Pour moi, ce sont des œuvres qui reflètent la Nature sous un nouvel angle, qui me font découvrir des réalités échappant à l’approche scientifique. Il convient pour cela que la « vraie » Nature soit encore reconnaissable dans l’œuvre, mais qu’elle soit convertie, retournée, détournée et camouflée pour devenir encore plus visible. Ces infidélités artistiques à la réalité évoquent des associations avec des phénomènes naturels, en répondant à la question : Que se passerait-il si…?
Dans l’œuvre de Christian Gonzenbach on trouve maints exemples d’une telle approche expérimentale. La série d’héliographies « Ereignishorizont » (2014) tirée de « Svart hòl », les sculptures « Zeppelin/Live Size » (2011) et « Hval » (2008) interrogent la présence et l’absence d’objets aussi impressionnants que les baleines. Que reste-t-il des objets qui disparaissent, quelles traces laissent-ils ? On peut peut-être retrouver les racines de cette interrogation dans les séries antérieures « Skins, a Hunter’s Collection » et « Etuis » (2000-01). Celles-ci jouent avec la relation entre surface et contenu dans le contexte d’objets de tous les jours. Elles démontrent comment un objet perd son sens et en acquiert un nouveau, après avoir été soumis à une transformation de symétrie, de « changement sans changement »3.
La série de sculptures, « Amitlu Anec » et « Hcabneznog » en 2012, « Pietà » et « Louis Chevrolet » en 2013, inverse savamment la dimension radiale des volumes pour créer une sorte d’anti-sculpture. Le résultat reste néanmoins reconnaissable si l’objet original fait partie de notre répertoire culturel. Retourner l’intérieur vers l’extérieur enclenche une réflexion sur les bases de l’information volumétrique et sur la reconnaissance des formes. Où réside l’information qui nous permet de reconnaître un objet ? Quels type et degré de transformation sont-ils admis pour garder l’essentiel ? Et comment le sens d’un objet change-t-il sous cette transformation?
Des homomorphies entre deux objets sont à l’origine de sculptures comme « La nef » (2009), « Zeppelin » (2011) et plus récemment du projet « Girafe » (2015/16) pour le Musée de la chasse et de la nature à Paris. Ces œuvres implémentent une technique de représentation filaire pour mettre en évidence la relation entre volume et surface, entre corps et squelette, entre forme et signification culturelle.
La récente série de sculptures de Gonzenbach, regroupant « Salmigondis » et « Curry & Paprika » (2014/15), va au-delà de cette interrogation sur la manipulation des formes en les changeant sans les changer. Ces sculptures créent des formes nouvelles par l’appropriation d’une méthodologie analogue à l’expérimentation scientifique. On peut dire, en simplifiant, qu’une expérience scientifique contrôle et varie les conditions initiales et les contraintes d’un système pour étudier ses composantes et son comportement. Pour les sculptures en béton coulé, Gonzenbach fabrique des moules en faisant pénétrer des objets chauds à travers du Sagex. Comme souvent dans son œuvre, ceci est un processus de création avec une composante de hasard que l’on pourrait appeler « hasard guidé ». Parmi les résultats on reconnaît des formes étonnamment biomorphes.
Les coulés métalliques « Idoles » et « Fracking » (2013-14) rappellent par contre des formations de nuages atmosphériques aussi bien que des nébuleuses cosmiques6. Cet homomorphisme interpelle évidemment le physicien. Le coulage de métal liquide dans un moule en matériau sableux est un processus d’éviction et de percolation sous pesanteur. Il est contrôlé par la température et la densité du métal liquide, ainsi que par la granularité du moule. La formation de nuages, par contre, est un processus de condensation d’eau sous forme de gouttelettes, influencé par la température, par l’humidité et par la pression de l’atmosphère. Quant aux nébuleuses, elles sont des objets célestes composés de gaz raréfié ou de poussières interstellaires, dont la forme provient de leur progéniteur et de leur interaction avec le milieu interstellaire. Qu’un liquide visqueux percolant un réseau souple, que des gouttelettes suspendues dans un gaz et que des particules éjectées dans le vide fassent naître des formes semblables peuvent étonner à première vue. Mais un point commun existe – qui explique surtout les structures filigranes aux bords de la masse : dans les trois cas, il s’agit de processus dissipatifs.
Alors que l’on est rassuré d’avoir rétabli l’unité dans la diversité de la physique, il reste cette pointe de jalousie du scientifique à l’égard de l’artiste. La spéculation scientifique – notre manière de poser la question « que se passerait-il si… » – reste sagement limitée au virtuel, ou alors se perd dans la téléologie, les arguments anthropiques, les multiples univers etc. Seule l’expérimentation artistique permet de concrétiser la réponse, de créer des réalités nouvelles, concevables mais ne correspondant pas à la nôtre. On pourrait donc argumenter que l’expérimentation artistique est finalement plus rigoureuse que la nôtre : n’ayant à disposition qu’un seul Univers, nous ne pouvons pas – sauf en exercice mental – varier ses lois et paramètres pour voir ce qui se passe.
Reste toutefois au scientifique la satisfaction de disposer d’un juge ultime, qui tôt ou tard, laissera tomber son verdict sur la juste valeur de nos activités.
1 Pour une discussion approfondie, voir S. Weinberg, « Can Science Explain Everything ? Anything ? », New York Review of Books, May 31, 2001
2 P.A.M. Dirac, « The Evolution of the Physicist’s Picure of Nature », Scientific American, May 1963
3 F. Wilczek, « A Beautiful Question », Penguin, 2015. Voir aussi : www.spiegel.de
4 K.R. Popper, « Zwei Bedeutungen der Falsifizierbarkeit », in H. Seiffert und G. Radnitzky, « Handlexikon der Wissenschaftstheorie », Ehrenwirth 1990
5 Observer l’expérimentation artistique ouvre l’horizon intellectuel, mais on ne doit en aucun cas mettre en question la déontologie des sciences : mélanger les méthodologies artistique et scientifique nous amènerait droit à la catastrophe.
6 Voir par exemple: http://hubblesite.org
Martin Pohl
V1.4, 8 décembre 2015